Patrick le Quément, le design instinctif plutôt que le marketing extinctif

Aujourd’hui un entretien un peu particulier puisque nous avons rencontré Patrick le Quément, un acteur majeur du design automobile et design industriel.
Durant 22 ans passés à la tête du design de Renault, Patrick le Quément aura donné une vision à la marque, et contribué à la montée en puissance du design dans l’automobile et dans l’ensemble de l’industrie puisqu’il aura été le premier à installer le design auprès de la direction générale dans le secteur automobile.

Patrick « lucky man » comme l’ont surnommé certains de ses interlocuteurs anglo-saxons en jouant sur la prononciation de son nom, nous parle aujourd’hui de l’évolution de la vision du design chez les constructeurs, de sa trajectoire dans l’automobile et au-delà…

Q. : Monsieur le Quément, qu’est-ce qui vous a poussé chez Renault, une société où le design était si peu développé avant votre arrivée ?
Patrick le Quément :
Je dirais que j’ai été aidé dans ma carrière par la chance et la formation.
J’ai été formé au design au Royaume-Uni auprès du grand professeur Naum Slutsky, un des tenants du Bauhaus… La bête noire de ce professeur était Raymond Loewy, qu’il considérait faire « du style pour du style »… Cette vision du design m’a particulièrement marqué…
A la sortie de mes études j’ai eu le choix entre trois emplois : pour l’aérospatiale, pour la Compagnie d’Esthétique Industrielle (fondée par R. Loewy), pour le département d’esthétique industrielle de SIMCA.
J’ai donc choisi Simca, après quoi j’ai ensuite travaillé pour Ford pendant 17 ans, où de designer je suis devenu directeur du Design Ford Allemagne en passant par l’Europe, le Brésil, le Japon, les Etats-Unis. Je suis ensuite passé chez Volkswagen Audi.
Pendant tout ce temps, chaque année je postulais chez Renault (j’ai postulé 11 fois chez eux !), la marque m’avait toujours attiré par la force de ses produits …
Au départ du directeur du style en 1987 j’ai enfin obtenu un entretien avec Raymond Lévy, le PDG du groupe.
Raymond Lévy n’avait pas de connaissance du design particulière, mais il estimait que l’entreprise était endormie, qu’elle avait perdu le potentiel d’innovation qui avait fait sa force par le passé : Renault a réalisé la R4, la R16, la R5, le hayon, le bouclier plastique, la Renault Espace (partiellement réalisé par Matra)… Il m’a donc donné carte blanche pour réveiller la marque !

J’ai demandé que la direction du style soit rattachée à la direction générale adjointe et non aux études. J’ai alors travaillé avec Aimé Jardin, l’homme à l’origine de la 4CV Hino au Japon.

Q. : Comment avez-vous procédé pour imposer le design au sein de la marque, dans un contexte probablement réticent, en dehors de Raymond Lévy ?
PLQ : Il y a eu plusieurs phases successives. En travaillant avec Raymond Lévy, puis avec Louis Schweitzer auquel j’étais directement rattaché, j’ai vu le design accéder à la position stratégique dans le groupe, cela s’est fait par projets successifs.
En 1989 le président Lévy a lancé le groupe « Delta », qui avait en charge des projets transverses. L’idée était de réduire les délais et le cycle de développement (Time to Market et réduction des coûts) sur les produits faits.
Dans cette organisation par projet, coordonnée avec le gourou de la qualité, nous nous étions donné un objectif de réduction de 40 % du cycle de développement (ce qui était à l’opposé de la méthode Kaizen alors en vogue, qui travaillait sur les acquis…)… J’ai ensuite travaillé dans le cadre d’une étude du MIT sur le Toyotisme.
J’ai ensuite été nommé directeur de la qualité pendant 4 ans, à la tête de 6.000 personnes.

Q. : Il s’agissait probablement d’une révolution au sein de la société, de voir accéder un designer à la tête de la qualité ?
PLQ : Il existait alors en effet un fort antagonisme entre les études et le design, qui était très mal considéré par le précédent directeur des études qui utilisait à propos du design l’expression « habiller le bossu »…
Cela a donc été un choc culturel lorsque j’ai repris cette direction.
J’ai été aidé par le fait que la décision venait de Raymond Lévy, qui a souhaitait provoquer le changement, et par ailleurs par le fait que des projets transversaux étaient dirigés par des designers
Cela s’est en fait très bien passé avec les équipes qualité puisqu’auparavant ils travaillaient sur des méthodologies de « Total Quality Management », et sont avec moi passés à des méthodologies moins « totalitaires »… tout en demeurant très structurées !

conceptcar scenic
Q. : Vous me parliez de phases dans le design chez Renault ?
PLQ : Le design chez a évolué selon 3 phases
* phase 1/ de 1988 à 1994 que je nommerai « innovation conceptuelle » :
Il s’agissait de la création de la direction du design industriel, l’objectif était de rechercher des concepts forts.
Nous avons donc lancé des concepts cars afin de montrer la capacité de création de l’entreprise, et la création d’un projet d’entreprise après une longue période de mépris pour le stylisme. D’un effectif de 126 nous sommes rapidement passés à 470, à la fin de la période, avec un périmètre élargi.

Le concept car qui a découlé de cette décision disposait par exemple de 5 sièges séparés issus d’une étude sur le territoire de l’enfant, un double plancher, une décentralisation de chauffage…
Le parti pris était qu’il fallait conceptuellement du nouveau, de la fraîcheur, mais le design ne devait pas imposer un effort supplémentaire d’acceptance.
Le symbole de cette période associée à R. Lévy est la Twingo. Avant le lancement de la Twingo, des tests montraient que le véhicule n’était pas apprécié, et j’ai subi une énorme pression pour changer la face avant de la voiture, mais j’ai résisté… heureusement comme l’a montré le succès commercial qui a suivi…
J’ai fait le choix d’un design instinctif plutôt que d’un marketing extinctif.

Cela a donné ensuite donné naissance à la Scénic, et un certain nombre de concepts ont nourri les générations successives et ultérieures de voitures.

Pour la Scénic nous avions prévu d’utiliser des éléments composites sur une cage métallique, mais L. Schweitzer a décidé d’adopter la solution beaucoup plus couteuse du métal permettant de très gros volumes… Cela démontre combien Louis Schweitzer avait une vision et qu’il a cru à ce concept que le Design lui avait proposé.
Je me suis battu pendant toute cette période pour imposer le terme de design, à une époque où Monsieur Toubon voulait le franciser. L’incompréhension autour de ce terme perdure depuis longtemps en France…
Le point d’orgue fut l’exposition « design miroir du siècle » en 1993 au grand Palais, où des Twingo tenaient la vedette…

Twingo
* Phases 2/ de 1995 à 2001 « identité visuelle »
Les produits de la première phase étaient forts, mais n’avaient pas permis de faire progresser l’image de marque autant qu’escompté… Nous avons donc cherché à développer par un langage formel une identité propre :
un concept fort chaque fois que la chose est possible, un style fort dans tout les cas de figure
Dans les années 1920 1930, Renault était associé à la notion de luxe, d’élégance. Nous avons donc en 1995 présenté le concept-car « Initiale », en partenariat avec Vuitton qui avait développé une gamme de bagages adaptée…
J’espérais que la voiture serait le déclic de lancement de Renault dans le haut de gamme, avec la motorisation adaptée de la formule 1.
Cependant, la Direction du Produit a fait le choix d’un concept plus fonctionnaliste, et alors que j’étais absorbé par la maitrise des risques non-qualité associés au plan d’économie lancé par Carlos Ghosn à son arrivée à la direction technique. J’étais insuffisamment présent dans le Design pour résister à ce retour de « l’habillage du bossu »… Cela a donné la « Vel Satis », qui n’avait pas les proportions idéales, c’est à dire que « ses proportions ne souriaient pas » pour reprendre l’expression de Le Corbusier… Le concept initial n’était donc pas respecté.

Ce nom Initiale, dont nous avions travaillé la typographie avec le fameux graphiste Yann Pennor’s, revient aujourd’hui à l’actualité puisque Carlos Tavares, directeur général délégué de Renault, a confirmé le 3 juillet que le groupe allait lancer une marque de haut de gamme baptisée « Initiale Paris »… Renault accèdera-t-il enfin à ce haut de gamme tant recherché ?

conceptcar renault initiale-1995
* Phase 3/ de 2002 à 2009 « séduction »
A la fin de mon mandat sur la qualité Louis Schweitzer et Carlos Ghosn m’ont demandé de réaliser une mission d’audit chez Nissan Design, nouvellement acquis. Suite à une batterie d’interviews de spécialistes, d’universitaires, etc. j’ai préconisé de recruter quelqu’un d’extérieur à l’entreprise pour être en mesure de réagir au problème de perte de confiance de la société japonaise, et au besoin de rupture, et ai finalement sélectionné les candidats.

J’ai appris à ce moment-là que j’avais gagné le prix Raymond Loewy et cela m’a décidé à relire son fameux livre (à noter que le titre américain de son livre parle de la recherche de la perfection, alors que le titre français est  » la beauté fait vendre »)… Raymond Loewy y parle du principe MAYA (Most Advanced Yet Acceptable) qui est le point de départ de la troisième phase du design, c’est-à-dire la recherche de la séduction plus évidente, dans une démarche plus apaisante, de recherche de la préférence…
J’avais envisagé de quitter la société au départ de Louis Schweitzer en 2005, mais je suis resté à la demande de Carlos Ghosn pour effectuer la transmission du poste, cela a duré plus longtemps que je ne l’imaginais puisque j’ai quitté Renault en novembre 2009.

A mon départ, la voix du design était désormais installée et écoutée. Nous avions introduit des notions associant l’efficacité, la qualité, la performance, le coût du design, avec le processus G3D, Global Digital Design Development. Nous avons réduit le ticket d’entrée de 51% en l’espace de 5 ans, et faisions 3 fois plus de projets avec la même équipe. Quant au cycle de développement, il a été réduit de 20 semaines.

Q. : Suite à votre expérience chez Renault vous avez dû être consulté par des société importantes ?
PLQ : Je suis souvent sollicité sur du design management et du design de rupture en accompagnement auprès de société du CAC 40 mais cela m’intéresse moins… Mon problème actuel est de trouver le temps de tout faire, mais je ne veux à présent travailler que pour la passion !

Q. : Vous vous êtes donc approché du secteur naval…
le_quement_-boat
PLQ : oui mais un peu par hasard : après mon expérience chez Renault j’ai repris le dessin lorsque le magazine Playboy (hé oui) m’a fait la demande d’un dessin faisant partie de mon musée imaginaire ; je leur ai retourné un dessin de Laguiole parfait… Cela m’a donné le désir de me remettre au dessin ; Paul Valéry disait bien « je ne connais aucun art plus intelligent que le dessin »…

J’ai à ce moment été contacté par le patron du groupe Outremer, Xavier Desmarest (ancien BCG), pour améliorer les processus qualité de sa société qui réalise des bateaux pour une clientèle très spécifique (voyages sabbatiques, yachts etc.).
Mon premier constat était que dans le nautisme il manque une culture de la qualité perçue, j’en ai donc mis en place la démarche, après quoi j’ai participé à la réalisation de leur prochain vaisseau amiral, le 5X (un catamaran de 59 pieds) qui sera officiellement présenté au prochain salon de Cannes. Un projet magnifique qui m’a permis d’apporter mon expérience de design industriel et de renouer avec le dessin, autour de mots-clefs fondateurs…
Cela m’a ouvert de nouveaux horizons : j’ai travaillé pour ce projet avec l’agence d’architecture navale réputée VPLP en collaboration étroite, en partageant une démarche de design Thinking, et de thinking about design…
Je crois particulièrement au design démocratique : le design par un groupe de travail et non le design d’un génie, c’est l’essence du design industriel…

Mon projet suivant a été un Trawler, le Garcia GT54 : un chalutier de plaisance, qui sera aussi présenté sur le salon de Cannes.

Q. : Qu’est-ce que la qualité perçue ?
PLQ : La qualité perçue par le client est une impression d’ensemble renforcée par des sensations. Elle exprime la maîtrise technique et industrielle de l’entreprise en termes sensibles. En plus du savoir-faire: le faire-savoir par les sens. La responsabilité en incombe directement aux designers, qui sollicitent les sens du client: le visuel et l’auditif, mais aussi le toucher et l’odorat…

Q. : Quelle est cette démarche que vous apportez ?
PLQ : Je pars de mots clés que nous avons élaboré avec l’équipe projet et les quelques dirigeant d’une entreprises. Cela m’amène à des dessins a partir d’une volonté, d’un sens.
Cela correspond à la démarche du linguiste japonais Takao Suzuki, qui dans son livre « Words in context » évoque l’importance de définir ce qu’est l’objet mais aussi ce qu’il n’est pas…

J’offre au client des alternatives car je suis dans une démarche ouverte et de transparence. Cela me permet de rentrer dans le champ des possibles et de faire participer le donneur d’ordre. Trop de designers se cachent derrière leur réputation, ont une difficulté à se mettre au même niveau que leurs interlocuteurs…
Je suis opposé au design d’auteur je préfère la notion d’analyse
Les mots sont importants : je travaille par oppositions, par associations sémantiques…

Q. : Vous qui avez une longue expérience du travail avec des sous-traitants, quel est le rôle du design chez les sous-traitants et son importance auprès du donneur d’ordre ?
PLQ : Le travail avec les sous-traitants est une affaire de relation d’expertise, d’apport technologique, et cela requiert une collaboration proche. Les sous-traitants avec lesquels nous avions les meilleures relations étaient ceux dont le design était avancé et puissant, par exemple Johnson Control, Faurecia, qui ont un design intégré fort. Cela signifie qu’ils ont déjà exploré des pistes, qui représentent un gain de temps considérable et démontre leur potentiel de R&D.


Merci Monsieur le Quément pour votre disponibilité, nous attendons avec impatience de voir vos beaux bateaux voguer, et vos autres projets qui semblent fourmiller…


A lire :

  • « L’Auto qui n’existait pas : Management des projets et transformation de l’entreprise » (Dunod) par Christophe Midler, préface Raymond Lévy, qui traite du « design to Cost » autour de la Twingo
  • « Words in Context: A Japanese Perspective on Language and Culture » par Takao Suzuki
  • « De Simca à Renault : 40 ans de design sur les pas de Patrick le Quément » (ETAI) par Serge Bellu

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *