Innover dans un domaine technique et extrêmement normé grâce au design – Interview de Elizabeth DUCOTTET, PDG de Thuasne, et Marie GERARD, design manager Thuasne

L’essentiel :

  • Le design peut permettre de communiquer auprès des clients en contextes réglementaires très encadrés, car le meilleur ambassadeur de la marque est le produit lui-même !
  • Le design participe à la fierté des collaborateurs à produire des produits remarquables, et porte de l’intérêt à l’utilisateur.
  • Le design c’est être « tendrement rebelle »
  • Le design apporte une valeur ajoutée considérable à faible coût, et c’est la plus accessible en France. L’essayer c’est l’adopter.
  • Le design est une chose festive, qui peut être moins ardue que des changements financiers, par exemple.



Maurice Thuasne, a « inventé » à partir de 1910 le dispositif médical textile en créant à Saint-Étienne ce qui allait devenir un groupe industriel européen, leader dans ce domaine.
La société, qui produit et commercialise des dispositifs médicaux : bandages (élastiques, adhésifs, et cohésifs), ceintures lombaires, orthèses, bas de contention ainsi que des produits de rééducation et de soins à domicile, a adopté depuis quelques années une démarche design en associant aux équipes scientifiques et techniques des designers.
Le résultat : des produits innovants tant sur les aspects usage, ergonomie, matériaux, couleur, qui ont remportés de nombreuses récompenses. Un avantage également compris par les prescripteurs, car les patients sont plus enclins à respecter les prescriptions avec des produits adaptés, agréables, et beaux.

Elizabeth DUCOTTET, Présidente-directrice générale du groupe Thuasne, et Marie GERARD, design manager, nous expliquent aujourd’hui à quatre mains leur expérience de l’innovation par le design chez Thuasne, et de sa pratique dans une entreprise industrielle du secteur médical / textile technique…

Q. : Comment en êtes-vous venus à faire appel au design au sein de la société Thuasne ?
Elizabeth DUCOTTET : Notre point de départ était de proposer un produit qui donne envie au patient. Cela passe par donner l’apparence de la santé et non de la maladie.
De l’apparence c’est à dire du stylisme nous sommes progressivement passés à la démarche de conception design, et du conseil à l’esthétique produit au design intégré, lorsque Marie Gérard a rejoint la société en 2007.
Le design accompagne à présent le développement du groupe dans la mise au point des produits, l’image, et bien sûr les communications.
Marie GERARD : Notre conception du design est celle de l’intérêt du patient :
Faire des produits préférables, que l’on aime porter,
qui respectent le patient, lui portent de l’intérêt en étant totalement adaptés à ses mouvements,
tout en tenant compte du problème essentiel de l’observance : il faut faire en sorte que la prescription aie plus de chance d’être respectée… Suivre son traitement ne doit plus être une contrainte.
Mais plus largement que le produit, ma responsabilité de designer consiste également comme l’évoquait Madame DUCOTTET à concevoir, gérer et maintenir une identité visuelle cohérente, des outils de communication jusqu’au produits, c’est a dire la maintenance, l’harmonisation et la diffusion des signes qui fondent le sens et la philosophie de l’entreprise.

Q. : Sur quoi repose votre stratégie design et innovation à l’heure actuelle ?
ED : Nous sommes sur un secteur de dispositifs médicaux remboursés, et donc soumis à une réglementation très stricte sur la communication auprès des clients. Le design est un moyen de communiquer positivement auprès des clients, car le meilleur ambassadeur de la marque est le produit lui-même !
Au-delà de cela, nous avons la volonté de mettre en place un design global, avec l’assentiment des équipes. Cela a un effet extrêmement bénéfique sur la fierté d’appartenance. En l’occurrence, notre dernière communication fait participer tous les collaborateurs, qui sont les « mannequins » pour présenter nos produits ! Les jeunes chefs de produits ont maintenant complètement intégré le fonctionnement en collaboration avec le design.


Le design nous permet de faire la synthèse et de valoriser les innovations tant médicales qu’ergonomiques que nous apportons.

Q. : Vous étiez donc précurseurs dans l’utilisation de l’outil du design sur ce marché ?
ED : Les entreprises allemandes ont depuis longtemps adopté cette démarche, mais Thuasne a pris également conscience de cette nécessité.
Ces efforts ont été couronnés de succès puisque nous avons reçu de nombreuses récompenses : le prestigieux Red Dot Design Award en 2009, des Janus de l’industrie, des étoiles de l’Observeur du design…

Q. : Pourriez-vous nous décrire votre méthode au travers de l’exemple d’un de vos produits développé dans une démarche design ?
MG :
Notre dernier dispositif, le Lombamum, une ceinture lombaire pour femme enceinte est un bon exemple, car il a bénéficié de notre expérience en la matière et du renforcement de nos méthodologies tant sur les protocoles médicaux que sur le mode gestion de projet.
L’idée en est issue d’un constat triple :

  • Les patientes détournaient les produits existants,
  • Une demande était formulée de la part des patientes,
  • Aucun autre produit ne répondait aux problématiques très particulières (limiter les risques, être évolutif, s’adapter à des morphologies différentes…)

Nous avons donc décidé de compléter notre offre :
nous avons en premier lieu mis en place une collaboration entre designers et spécialistes médicaux pour élaborer un cahier des charges médical et design, comportant les contraintes particulières de sécurité réelle et perçue, en vue de couvrir le ventre différemment.
Ce dossier était un des plus complexes qu’il nous ait été donné à traiter, pour des raisons d’ergonomie, et d’extrême variance des tailles.
Nous avons été amenés à travailler sur la signification de l’altérité, par l’étude des signes, des matières, des couleurs… Nous sommes arrivés ainsi à un coloris taupe rassurant, maternel.
Nous avons également développé un tissu médical spécifique pour l’intérieur de la ceinture, comportant des qualités médicales et prenant en compte les sensations au contact de l’abdomen.
Nous avons donc mené de très nombreux focus groups, des observations en situation, et nous avons testé de nombreux prototypes dans 2 hôpitaux.
C’est par un process très itératif que nous sommes parvenus à mettre au point un modèle de ceinture en taille unique sans compromis ergonomique, ce qui en soi représente déjà une prouesse.

Q. : Parlons chiffres…
ED : Nous consacrons 5% du CA à la recherche technologique et design.
Thuasne participe aujourd’hui à 4 pôles de compétitivité français.
La R&D est constituée de 30 personnes : designers, stylistes, techniciens, prototypistes et scientifiques qui travaillent en collaboration sur des problématiques imbriquant les technologies, les matériaux, …
Aux équipes internes s’ajoutent des partenariats permanents avec les médecins, les kinésithérapeutes, les infirmières et l’ensemble des praticiens qui donneront toute la légitimité médicale aux produits nés du travail de recherche de nos équipes pluridisciplinaires.
Chiffrer le coût du design est extrêmement difficile : La R&D représente essentiellement du temps de collaborateur. Il s’agit d’un investissement planifié, budgété, conscient. Il est difficile de donner des temps de développement moyens tant chaque produit est particulier et les interventions sont multiples.

Nous sommes leaders en France sur le marché des ceintures lombaires, et notre engagement « design » y contribue.

Q. : Vous réalisez une part importante de votre CA à l’export, et vous avez récemment fait l’acquisition d’une société US, et d’une autre Allemande. Quel est l’impact sur le design ?
MG : Les usages sont en effet différents mais les vraies problématiques sont réglementaires car les modes de soins sont extrêmement variables d’un pays à un autre…
Nous gérons ces variables en réalisant des déclinaisons ou des produits différents selon les continents, mais que nous concevons de façon centralisée.
ED : Nous avons en 2008 racheté la société Allemande THÄMERT, spécialisée dans la production de prothèses mammaires externes, et en 2011 fait l’acquisition de la société américaine TOWNSEND, qui produit des genouillères rigides.
Ces investissements nous permettront de nous développer à la fois dans de nouvelles régions du monde et sur des gammes complémentaires aux nôtres. Les marques conserveront leur identité et leur savoir-faire.

Q. : Quelles ont été les difficultés rencontrées dans la mise en place de la démarche design ?
ED : La difficulté était culturelle et classique : la résistances au changement. Mais elles ont été assez facilement surmontées en convainquant par l’exemple, en faisant participer les équipes.
MG : Le design c’est être « tendrement rebelle »… C’est un état d’esprit qui nous permet de passer les difficultés !

Q. : Quel conseil donneriez-vous aux patrons de PME/PMI ?
ED :

  • Il n’y a pas pléthore de voies pour générer de la valeur ajoutée en France, et le design apporte une valeur ajoutée considérable à faible coût.
  • Essayer le design c’est l’adopter. Les opérations menées par le R3iLab [NDLR : réseau dont Madame E. Ducottet est membre, destiné aux professionnels du textile, et de la mode, avec le soutient de l’état. Il organise des actions de promotion de l’innovation immatérielle au sein des entreprises et des projets d’intérêt général.] en sont un bon exemple au travers des projets de collaboration entreprise-designer qui en sont issus (lien http://r3ilab.fr/)
  • Les chefs d’entreprise n’osent pas faire appel au design par peur :
    • De générer des coûts supplémentaires
    • De la résistance des ingénieurs et bureaux d’études
    • De créer de la différence avec les mode opératoires actuels
  • Mais le design est une chose festive, qui peut être moins ardue que des changements financiers, par exemple. Aujourd’hui, en France, il faut oser innover par le design.

Madame Ducottet, Madame Gérard, je vous remercie pour ces explications, et je vous souhaite bonne continuation !

Fiche d’identification de l’entreprise

  • Nom : Thuasne SAS
  • Dirigeant : Elizabeth DUCOTTET (PDG)
  • Secteur : Fabricant de dispositifs médicaux textiles techniques
  • Date de création : 1847
  • Localisation : LEVALLOIS PERRET – SAINT-ETIENNE
  • Marché : monde
  • Chiffre d’affaires 2010 : 150 M€
  • Export : 40 % du CA
  • Effectif 1400
  • Design Manager : Marie GERARD

A lire aussi : « Quels modèles d’innovation pour les entreprises du textile ? » (pdf 75 pages)

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