[synthèse de l’article paru sur notre autre blog https://toysfab.com/2019/07/les-vertus-du-bricolage/]
Le bricoleur et ses activités n’ont que peu de crédit auprès des ingénieurs ou artistes, malgré le regain d’image dont a depuis quelques années bénéficié le « maker » -qui en est sa forme moderne- notamment suite à la parution du fameux livre de Chris Anderson “Makers, la Nouvelle Révolution Industrielle”. Sa démarche est pourtant porteuse d’enseignements fort intéressants…
Savant vs bricoleur
Claude Lévi-Strauss dans « La Pensée sauvage » distingue « le savant et le bricoleur par les fonctions inverses que, dans l’ordre instrumental et final, ils assignent à l’événement et à la structure, l’un faisant des événements (changer le monde) au moyen de structures, l’autre des structures au moyen d’événements ».
Qu’on essaye !
Or, par l’exemple de la poterie, Lévi-Strauss démonte la prétendue supériorité de la pensée de l’ingénieur moderne sur la pensée sauvage (en tant que science première – et non primitive -) : « une croyance très répandue veut qu’il n’y ait rien de plus simple que de creuser une motte d’argile et la durcir au feu. Qu’on essaye. » dit-il dans « Race et Histoire ».
La pensée sauvage bricole dans la mesure où elle combine des parties de la matière sensible, tandis que l’ingénieur impose des formes à la matière selon un projet. On a donc :
- Le bricolage, science première (plutôt que primitive), qui concrétise la pensée sauvage présente en tout homme tant qu’elle n’a pas été cultivée et domestiquée à « fins de rendement ».
- reposant sur la démarche empirique
- définie par un univers instrumental clos, avec pour règle du jeu de toujours s’arranger avec les « moyens du bord »
- Les sciences et techniques représentant la pensée « moderne » / ingénieuse
- par essence expérimentale, spéculative et théorique
- subordonnée à une utilité immédiate et à un rendement, avec une notion de productivité
- requérant un outillage spécifique et spécialisé
D’où l’on ne peut que déduire la relativité d’une supposée supériorité de la science des civilisés sur celle des « archaïques »… et sur le bricolage, qui correspond à une forme d’ethnocentrisme consistant à réduire les formes culturelles éloignées de celles auxquelles nous nous identifions… Méfions-nous de ces « croyances très répandues » comme les appelle Lévi-Strauss !
Cependant, l’avènement du numérique a provoqué une évolution dans cette approche du bricolage, comme le relevait Chris Andersen :
- L’émergence d’outils numériques pour le design et la fabrication
- L’expansion de moyens de collaborations numériques
- L’apparition de capacités industrielles « en location »
ce qui tend progressivement à rendre plus floue encore cette distinction entre le bricoleur et l’artisan, l’ingénieur…
De l’aspect salvateur du bricolage
Il est donc indispensable de le pratiquer :
- pour les ingénieurs, designers et concepteurs
Si l’on considère la logique d’usage, seule l’approche de bricolage semble celle à même de répondre aux vraies problématiques d’usage : les solutions techniques de l’ingénieur enferment le créateur de la solution dans le prolongement et le perfectionnement de son intention initiale, alors que le bricoleur qui s’en saisira fera la synthèse et l’arbitrage entre les moyens à sa disposition et l’usage qu’il souhaite en faire…
C’est toute l’opposition entre la rationalité fallacieuse des dispositifs techniques et de leur mode d’emploi avec les utilisations détournées qu’en ont les utilisateurs (combien de modes d’emploi avez-vous déjà lu ? Combien de fois ne vous êtes-vous pas dit « je vais l’allumer et voir » ?
C’est là le vrai fondement de la méthodologie de design thinking et la raison de sa popularité (outre le marketing qui en a été fait par IDEO et autres) à mon sens : faire quitter la planification à toutes les parties prenantes d’un projet pour retrouver par le bricolage du prototype l’équilibre entre le sens du projet et les moyens investis. - pour comprendre son environnement, en être acteur et résoudre des problèmes
C’est une façon de penser en-dehors du cadre (« out of the box »). C’est également un apprentissage de l’autonomie : ne suis-je pas plus maître de mon environnement quand je sais comment il fonctionne, et comment il doit être réparé ? Buzz Aldrin de retour de la Lune a cassé un bouton du module lunaire, il a utilisé la pointe d’un stylo pour faire le contact 🙂 - pour l’enseignement
Apprendre bricolage et « hacking » permet de comprendre comment les choses fonctionnent (comme la méthode scientifique), et même plus encore à apprendre par la pratique. Seymour Papert, dont j’ai déjà parlé dans mon article « Comprendre le numérique ou apprendre le code ? De la confusion entre apprendre la pensée algorithmique et apprendre les usages numériques… » se réfère à cette approche du bricolage de Lévi-Strauss , pour illustrer et défendre l’approche de l’enseignement par constructivisme (par la pratique) plutôt que par instructionnisme (cours magistral)… c’est de là qu’est issu le langage Logo, qui a donné Scratch… - pour se rapprocher du réel (intelligence de la main) et retrouver du sens…
C’est là le propos du fameux livre « Eloge du carburateur » et cela fera l’objet d’un prochain article tellement il y a de choses à dire 🙂
Lire l’article complet sur https://toysfab.com/2019/07/les-vertus-du-bricolage/