L’essentiel :
- Le design peut s’appliquer à un marteau de chantier, et peut même permettre à son producteur de remporter l’essentiel du marché. Il existe peu de secteurs ou le design n’est pas important.
- Les prix et récompenses sont importants en termes de communication : ils instaurent l’image de marque, assurent une meilleure diffusion aux produits.
- La dimension esthétique joue un rôle aussi important que les éléments d’évaluation rationnels dans l’acte d’achat d’un produit aussi technique qu’un outil de chantier. C’est sur lui que se reporte une grande partie de la différenciation, même s’il est porteur d’innovations techniques ou d’usage.
- Ceci est vrai à condition que cette dimension soit prise en compte en amont du projet, et selon des méthodologies collaboratives dans l’entreprise.
La marque Savoyarde Leborgne fabrique depuis presque deux siècles des outils à main pour les chantiers. Son outil industriel de métallurgie lui a permis de fournir les outils pour le creusement du canal de Suez, et la société qui produit toujours en France bénéficie à présent d’une excellente reconnaissance dans le monde du BTP et de la construction.
L’entreprise, qui a rejoint en Mai 2007 le groupe Fiskars, a en particulier ces dernières années dynamisé son offre et renforcé son identité malgré une concurrence internationale accrue, cette dynamique étant couronnée de plusieurs prix dont l’étoile de l’Observeur du design, ou les trophées d’or du design de Batimat.
Johann PIEGAD, chef de produit bâtiment de la société Fiskars, nous explique aujourd’hui le profit que peut générer le design pour une industrie manufacturière spécialisée française, même sur la conception d’un marteau…
Go2prod : De quand date la prise en compte du design dans votre stratégie, et d’où est venue la décision d’engager une démarche design ?
Johann PIEGAD :
Cela vient d’un prise de conscience vers 1998 : il est très difficile de rendre apparentes les qualités différenciantes de produits comme des marteaux, alors qu’il s’agit de produits de conception très technique. Des enquêtes montraient de plus que l’esthétique était importante dans le choix, il nous fallait donc innover sur le look.
Emmanuel Rado était alors stagiaire chez Charlet-Moser, filiale de Leborgne spécialisée dans la fabrication de piolets et crampons. Il a commencé dans ce cadre à travailler sur un nouveau marteau de coffreur (qui allait devenir le marteau de référence en France), puis en tant que designer freelance pour finalement être intégré en tant que designer en 2001.
Désormais, tous les nouveaux produits passent par le designer.
G2p : Quelle a été la lettre de mission du designer ?
JP : Il a eu pour responsabilité de revisiter les outils du bâtiment de notre gamme premium, la gamme « Batipro », en leur apportant des plus produits significatifs en vue de faciliter la vie de l’artisan et de lui faire gagner du temps, et de créer une signature visuelle forte pour la gamme Batipro.
Nous développons 3 à 4 nouveaux outils par an, et historiquement notre bureau d’étude travaillait en allant sur les chantiers, observait les pratiques des ouvriers et artisans, faisaient des modifications sur les outils existants, des prototypes, etc.
A présent notre designer Emmanuel Rado collabore à cette analyse de l’expérience utilisateur au sein de la cellule innovation et prospective en y apportant la notion de design centré utilisateur, c’est à dire en intégrant à nos anciennes pratiques en particulier l’analyse de la valeur et la dimension esthétique. Ce dernier point est loin d’être anecdotique, et apporte le « plus » décisif par rapport aux arguments de vente rationnels.
Le design, bien que rattaché au marketing, est opérationnellement positionné entre marketing et bureau d’étude.
Le designer a également un rôle essentiel sur notre identité de marque et nos identités de gammes : il a réalisé une étude de notre identité de marque et notre logo, validées par une étude IPSOS, qui nous a permis d’identifier le jaune (identité de la marque et bonne visibilité tant dans le magasin que sur le chantier), et le vert historique (peu utilisé dans le monde du bâtiment donc différenciant). Il est intervenu sur nos produits existants pour leur rendre une unité de gamme et les rendre visibles et reconnaissables dans les linéaires (packaging et étiquette, couleurs). Il intervient par conséquent sur toutes nos communications visuelles, par extension, comprenant nos stands, PLV…
G2p : La prise de contrôle de Fiskars a-t-elle modifié votre approche ?
JP : Fiskars est une marque grand public, Leborgne une marque spécialisée sur un segment professionnel. Ils nous ont apporté une plus grande conscience de l’importance du marketing. Depuis notre rattachement à Fiskars, nous avons en particulier développé nos participations à des concours de design, qui améliorent la notoriété et sont un excellent vecteur de communication. Le design nous a par exemple permis de postuler au « trophée d’or du design Batimat » –et de le remporter par 2 fois-, de même pour les étoiles de l’Observeur du design, sur un fil à plomb, puis un marteau. Nous avons dans ces deux cas apporté de nouvelles fonctionnalités sur les produits les plus basiques qui soient…
Hormis l’assise financière et ce renforcement de notre culture marketing et communication, notre organisation a peu été impactée : notre design et notre marketing se trouvent toujours situés au berceau historique de la société, à Arvillard (le lieu de la Forge).
La décision de lancer de nouveaux produits est toujours initiée soit par le marketing (à l’issue d’études de marché), soit par le bureau d’études (par des remontées terrain, des demandes de grandes entreprises du BTP), et la mise en place se fait de façon transverse et très réactive.
G2p : Quelle méthode suivez-vous pour catalyser l’innovation produit ?
JP : Nous mettons actuellement en place une cellule innovation, et formalisons notre méthode de design centré utilisateur, selon les phases suivantes :
- Analyse des usages par l’observation (cette phase est délicate tant il est difficile de demander à un homme de l’art de partager ses tours de mains ou d’expliquer ses pratiques)
- Définition du besoin
- Création de concepts
- Fabrication de prototypes
- Tests en situation réelle, avec contrôle sur la base d’un questionnaire avant/après utilisation
- Elaboration des communications
A chacune de ces étapes il y a une nécessaire coopération entre les bureaux d’études, la production, le marketing et le designer… Nous travaillons de plus selon les cas avec l’OPPBTP, des ergonomes, etc.
Nous effectuons systématiquement des dépôts de modèle, et dans la plupart des cas nous déposons des brevets.
G2p : Avez-vous rencontré des difficultés particulières pour la mise en place d’innovations ?
JP : Essentiellement sur des problématiques de procédés techniques. Les requêtes du designer posent parfois des défis techniques à la forge, par exemple sur la finesse des pièces, mais nous avons toujours réussi à relever ces challenges car les équipes sont petites et se connaissent parfaitement, et le designer connaît parfaitement l’outil de production et est à même de comprendre les contraintes impératives (ce qui est indispensable).
G2p : Quel a été le résultat ?
JP : Nous avons obtenus ces étoiles de l’Observeur du design et ces trophées d’or du design de Batimat grâce essentiellement aux fonctionnalités, à l’identité des produits, à la réponse aux TMS (troubles musculo-squelettiques) et au confort d’usage.
En chiffres :
- Les produits Batipro, soit 15 produits créés depuis 11 ans, représentent désormais 33% du chiffre d’affaires de Leborgne, qui compte environ 500 références actives.
- La part de marché du marteau de coffreur, notre best-seller, est, selon GFK, de 36 %, et selon un sondage Ipsos sa notoriété spontanée est de 33 %, ce qui est remarquable, en particulier sur un produit spécialisé. Le marteau Batipro est le marteau leader en France.
G2p : Quels conseils donneriez-vous aux entreprises manufacturières ?
JP : Quand j’explique que « nous avons eu un prix du design pour un marteau ou un fil à plomb » mes interlocuteurs ouvrent des yeux ronds, et après quelques explications sa justification leur paraît évidente. Notre fil à plomb a même été incorporé à la collection du CNAP (centre national des arts plastiques).
Ceci pour dire qu’il n’y a pas de secteur ou le design n’est pas important !
Merci Monsieur Piegad pour ces explications, nous vous souhaitons bonne continuation…
Fiche d’identification de l’entreprise :
- Nom : Leborgne, groupe Fiskars
- Dirigeant : Mr Philippe HERNANDEZ (DG Fiskars France)
- Secteur : Fabrication d’outils à main à destination de professionnels
- Date de création : 1829, rachat par Fiskars en 2007
- Localisation : La Rochette/Wissous (73/91)
- CA 2010 : 7 millions € pour le secteur bâtiment uniquement
- Exportation : 10% du CA à l’export
- Effectif :
- Fiskars monde : 4.000 salariés
- Site Leborgne La Rochette + Wissous : 150 personnes réparties pour moitiés à la production et aux bureaux
- Organisation :
- Cellule marketing + design : 4 personnes
- Bureau d’études : 4 personnes
- Designer Intégré : Emmanuel Rado