Partie II du dossier : Comprendre et bien intégrer l’Intelligence Artificielle pour Transformer les Entreprises
IA et LLM : Vers une destruction créatrice ?
Le concept de destruction créatrice décrit par J. Schumpeter est un processus de mouvement permanent de destructions et de créations d’activité qui se déploie à long terme et transforme de l’intérieur la structure économique « en éliminant les éléments vieillis et en créant continuellement des éléments nouveaux »… Ce n’est pas la destruction qui porte la création, mais l’innovation qui engendre les deux. Aujourd’hui, cette destruction créatrice est apportée par les innovations des IA génératives et des LLM.
Nous avons traversé deux phases de peur panique du chômage liées à la technologie dans notre passé récent : la panique de l’externalisation des années 2000 et la panique de l’automatisation des années 2010. Les éditorialistes annonçaient fin 2019 que le chômage de masse était proche – juste avant le début de COVID – alors que les pays développés connaissent, à l’heure actuelle, plus d’emplois à des salaires plus élevés que jamais dans l’histoire en faisant abstraction des fluctuations conjoncturelles. Fragile employment – work trends in a global context / ILO Global employment trends
Depuis que la technique évolue (c’est à dire depuis toujours) les hommes craignent de se faire remplacer par les machines, car il est plus facile d’identifier ce qui est amené à disparaitre que d’imaginer ce qui n’est pas encore ! PESSIMISTS ARCHIVE / Robots Have Been About to Take All the Jobs for 100 Years
Une analyse de l’OCDE sur 21 pays a démontré en 2016 que le risque de « chômage technologique » était limité : seulement 9% des emplois risquent d’être éliminés par l’introduction d’intelligences artificielles et de processus automatiques, mais ils seraient remplacés par d’autres : de nouveaux emplois sont susceptibles d’apparaître dans le sillage de la baisse des coûts et de la hausse des revenus et du patrimoine (avec un décalage dans le temps). Certaines estimations indiquent que chaque emploi créé par le secteur de la haute technologie entraîne la création d’environ cinq emplois complémentaires. OECD / Automatisation et travail indépendant dans une économie numérique
Pour preuve, avant la crise sanitaire de 2020, les pays à plus haut taux d’automatisation (Singapour, Corée du Sud, Japon) affichaient les taux de chômage les moins importants par rapport aux autres membres du G20.
Enfin, il ne faut pas oublier que les estimations relatives à l’automatisation et la cannibalisation des emplois ignorent le niveau d’adoption de ces technologies, ce qui conduit généralement à une surestimation de l’impact global de la technologie sur le nombre d’emplois dans l’économie.
Transformation des métiers et adaptation des entreprises : un nouvel échiquier pour la concurrence
Quoi qu’il en soit, même si la perspective d’une transformation massive des métiers peut sembler effrayante, il ne s’agit pas de savoir si ces technologies seront adoptées ou non… Ce mouvement est inévitable, quand le dentifrice est sorti du tube on ne peut pas l’y faire rentrer à nouveau, comme aimait à dire un de mes mentors.
Il est malheureusement commun d’observer des secteurs d’activité entiers qui refusent de se remettre en question, alors que tous les signaux montrent qu’ils devraient être en alerte vitale absolue… Sclérose due au déni ? Peur du changement ? Focus sur les problématiques opérationnelles immédiates ?
Le patron de la startup Nabla (qui fournit un assistant IA aux professions médicales) disait récemment : « L’IA ne va pas remplacer les médecins, mais les médecins qui ont Nabla vont remplacer ceux qui ne l’utilisent pas… ». L’histoire le dira, ils sont bien sûr dans leur storytelling, cela montre néanmoins à quel point l’émergence de l’IA générative et des LLM a le pouvoir de redistribuer les cartes de la concurrence entre entreprises… et entre pays : au niveau géopolitique les visions de l’usage des IA entre Chine et monde occidental sont totalement divergentes : mécanisme de contrôle centralisé de la population ou orientation drivée par les contraintes de la rentabilité, de la productivité, et de l’amélioration de la qualité de vie… NYTimes / Inside China’s Dystopian Dreams: A.I., Shame and Lots of Cameras Stanford University / Full Translation: China’s ‘New Generation Artificial Intelligence Development Plan’ (2017) La question de quel modèle prendra le dessus se pose…
Dans ce jeu aux niveaux international et national, les grands gagnants seront ceux qui sauront rapidement saisir les opportunités de réorganisation des processus offertes par ces technologies pour prendre de l’avance sur leurs concurrents, tout en sécurisant leurs données et compétences clés, car :
- L’IA fait gagner du temps
- L’IA est accessible à n’importe qui
- Le secteur de l’IA est inondé d’argent (le marché de l’IA devrait croître de 327,4 milliards de dollars US en 2022 à 390,9 milliards de dollars US en 2023. Artificial Intelligence Industry in 2023: Market Size, Statistics and Insights )
De nombreuses entreprises ont déjà identifié les opportunités offertes par les IA Génératives : le groupe Carrefour, par exemple, déploie actuellement trois solutions basées notamment sur la technologie de ChatGPT : un robot de conseil pour faire les courses sur carrefour.fr, la rédaction des fiches descriptives des produits de marque Carrefour sur son site internet, et un accompagnement des procédures d’achat… La Revue Du Digital / Carrefour rénove l’expérience de courses avec ChatGPT
Les entreprises doivent dès à présent faire des choix concernant leurs éléments différenciateurs stratégiques, leur capital humain et leurs politiques juridiques, cyber et éthiques pour se préparer au moment où leurs modèles d’affaires deviendront obsolètes.
L’IA comme outil de productivité et réponse à la paralysie informationnelle… à condition de porter la réflexion sur la structure de l’entreprise
Les décideurs et plus globalement les entreprises sont confrontés à la paralysie décisionnelle face à la masse d’informations…(c’est une problématique que je rencontre souvent dans mes missions de management de transition) : la chaine de la valeur data reste à mettre en place (même pour des entreprises dont on considère qu’elles ont engagé leur transformation digitale), et n’est pas du tout transposable par rapport à l’organisation fonctionnelle… et comme les managers mettent la priorité sur leurs KPIs propres cela peut donner naissance à des problèmes infernaux. De plus, dans la plupart des entreprises, les circuits de remontée de l’information restent soumis à une validation à chaque niveau, un mécanisme qui n’a pas évolué depuis l’époque où les données étaient traitées manuellement.
La valeur des IA de ce point de vue devient de plus en plus concrète pour les entreprises, comme le montre l’exemple récent de Microsoft qui a lancé Microsoft Fabric, une solution intégrée qui permet à ses clients de bénéficier d’instances privées d’IA connectées à leur datalake sous Azure L’Usine Digitale / Microsoft lance Fabric, une plateforme analytique tout-en-un à base d’intelligence artificielle.
Cette offre promet une facilité de déploiement et d’intégration, tout en sécurisant les données de l’entreprise. Cela apporte une réponse directe aux incidents récents où des données confidentielles ont été involontairement divulguées, comme ce fut le cas avec Samsung qui a révélé par inadvertance des données confidentielles en utilisant ChatGPT pour aider ses employés dans leurs tâches (Bloomberg / Samsung Bans Staff’s AI Use After Spotting ChatGPT Data Leak)
L’exemple de Microsoft Fabric est symptomatique, car il offre en particulier la possibilité d’être utilisé par tous les métiers de l’entreprise, redéfinissant ainsi la conception traditionnelle des ERP (Enterprise Resource Planning). Les solutions actuelles qui forment les briques standard des SI fournées par SAP, Oracle, Salesforce etc. sont totalement challengées… Ce déploiement s’inscrit dans une nécessité globale de remise à plat des processus clés et de réflexion sur l’urbanisation des systèmes d’information, qui deviennent essentiels pour préparer le futur des organisations, qu’il s’agisse de PME ou de grands groupes.
On pourrait dire que globalement la structure des entreprises est rendue obsolète par la généralisation des IA : structure informationnelle, structure décisionnelle, structure productive.
L’IA est potentiellement accessible à tous les collaborateurs et leur fait gagner du temps : à tous les postes chacun peut disposer d’un assistant / formateur / tuteur / conseiller qui répondra à ses requêtes, comprendra son langage. La puissance d’analyse du big data et de synthèse de données est potentiellement accessible à tous en langage naturel. Le code peut être écrit et testé grâce à des interfaces en langage naturel…
Quels usages, en somme ?
Soulignons que ces technologies apportent des capacités de traitement de données phénoménales, et par cela nous mettent à disposition de remarquables capacités de synthèse, mais ne sont pas en soi des sources d’innovation et de créativité, car elles n’ont pas ces caractéristiques humaines que sont la curiosité, le besoin d’expérimenter, sans objectif précis a priori. Cette curiosité est à l’origine de la science et de l’innovation. Cependant, les IA peuvent effectivement faciliter la génération d’idées et de concepts, en fournissant de nouvelles perspectives, en assemblant des informations non directement reliées, et en optimisant les processus de travail.
Le quotidien des cols blancs en particulier est conditionné par les outils informatiques (messagerie, logiciels bureautiques, ERP…). Le problème est que ces outils sont associés à de mauvaises habitudes qui sont aujourd’hui un frein à la productivité : rétention d’information, cloisonnement des connaissances, et les collaborateurs perdent énormément de temps à chercher de l’information, rédiger et lire des emails, créer et traiter des fichiers bureautiques… Microsoft / Will AI Fix Work?
Améliorer l’efficacité au travail est donc le motto de ces nouveaux assistants personnels au quotidien en réduisant l’infobésité, luttant contre l’utilisation abusive des mails, aidant les collaborateurs à mieux gérer leur temps pour éviter les interruptions, aller a l’essentiel… Microsoft communique d’ailleurs sur Windows Copilot, un « assistant personnel » en IA pour Windows 11.
Concrètement, quels sont ces cas d’usage de productivité :
- Classer (des transactions potentiellement frauduleuses, des fichiers clients…)
- Modifier (des images, le ton d’un texte…)
- Résumer (un livre, un ensemble de rapports…)
- Répondre (pour un centre d’appel…)
- Rédiger (du code, des textes techniques…)
- Suggérer (dans le cadre d’un brainstorming, des idées ou des rapprochements…)
Une grande partie de l’utilisation de l’IA générative dans une organisation proviendra des employés utilisant des fonctionnalités intégrées dans le logiciel qu’ils possèdent déjà.
- Les systèmes de messagerie fourniront une option pour écrire les premiers brouillons des messages.
- Les applications de productivité généreront le premier brouillon d’une présentation à partir d’une description sommaire.
- Un logiciel financier générera un résumé en langage courant des caractéristiques notables d’un rapport financier.
- Les systèmes de gestion de la relation client suggéreront des moyens d’interagir avec les clients.
Mais l’IA générative peut aussi être plus transformatrice dans certains cas d’utilisation spécifiques à certains secteurs ou certaines entreprises, en faisant appel à des ressources parfois minimales, parfois importantes comme nous le verrons plus loin.
à suivre : partie III : Risques et régulation de l’IA