L’essentiel :
- Le design management peut contribuer à construire une LoveMark, y compris dans la distribution, autant qu’il peut aider à améliorer l’expérience client et le portfolio produits.
- Il est important d’avoir un équilibre entre une pratique du design en interne et des collaborations avec des designers externes, cela permet d’aller vite sur les projets et d’apporter des solutions créatives correctement adaptées et relayées en interne. De plus le rôle de direction artistique ne s’improvise pas et est essentiel y compris pour de petites structures.
- Il est nécessaire, pour les entreprises, d’être bien conseillé pour s’entourer des designers adéquats car le design est encore une compétence rare du point de vue de l’entreprise.
- La mise en place du design dans une entreprise doit être vu comme un challenge et non une difficulté pour le designer : son métier est de faire preuve de pédagogie et d’écoute, de s’adapter à n’importe quel contexte afin de pouvoir y apporter la réponse adaptée et emporter l’adhésion.
Le groupe Carrefour a récemment prouvé la nouvelle prise en compte du design management dans sa stratégie avec le déploiement de son chariot « Mobi ». Cette réalisation tangible n’est qu’un signal visible de la profonde évolution qui se met en place chez le géant de la distribution, et qui correspond à une vraie conviction de la nécessité d’incorporer le design de la part du numéro un du groupe, Lars Olofsson.
Philippe Picaud, après avoir mis sur pied le design de Décathlon entre 2001 et 2009 avec le succès que l’on sait, a été recruté en octobre 2009 en tant que directeur du design du groupe Carrefour, pour constituer un centre de design en interne.
Il nous fait part aujourd’hui de son expérience de la mise en place d’une démarche design au sein du groupe.
Q. : Monsieur Picaud, pourquoi le groupe Carrefour a-t-il éprouvé le besoin de faire appel au design, et quelle a été votre lettre de mission en arrivant chez Carrefour ?
Philippe PICAUD : Lorsque je suis arrivé chez Carrefour fin 2009, il y avait quasiment tout à mettre en place, le distributeur ayant jusqu’alors peu exploité la discipline du design, et jamais à un niveau stratégique. Lars Olofsson (PDG) avait la volonté de faciliter la relation avec les clients et de mettre en place une véritable gestion de la marque Carrefour, afin de passer d’une image de distributeur à une identité de marque. Il pressentait que la mise en place d’une direction du design allait permettre d’apporter de la cohérence au groupe et de rétablir la relation avec les utilisateurs. Il m’a donc été demandé de la mettre en place.
Q. : Quelle ont été vos priorités ?
PP : J’ai tout d’abord défini 3 domaines d’intervention :
- brand & identity : renouveau de la marque et définition de nouvelles marques. Notre objectif est de faire de la marque Carrefour une caution, de construire une LoveMark [NDLR : pour plus d’information concernant la notion de lovemark, un concept développé par Kévin Roberts, voir l’article Wikipedia correspondant], par la mise en place d’une charte permettant de projeter un imaginaire pas forcément existant
- user experience : amélioration de la perception et du vécu des clients, au sein de nouveaux concepts de type Carrefour Planet, de nouvelles signalétiques magasin, et d’amélioration du parcours client.
- product portfolio : travail sur les Marques De Distributeurs. A ce titre nous mettons en place une segmentation identitaire, issue des études de tendances, qui vient non pas en doublon de la segmentation consommateur, mais vient s’y juxtaposer. Cela permet de ne pas être enfermé dans un schéma comportemental de type sociostyle… Nous concevons également une nouvelle charte packaging interne pour mettre en avant le nom Carrefour en tant que marque et son logo plus dans une perception de label.
Vous le voyez, nos problématiques sont complètement liées à celles du marketing, puisque nous abordons, dans la marchandise en particulier, les problématiques de marque, de positionnement / segmentation / ciblage.
Nous avons immédiatement lancé 3 projets fin 2009 pour nous mettre en contact avec l’existant, et pour porter la pédagogie du design au sein de la société par l’exemple concret :
- un travail de charte sur la MDD textile Tex
- la reconception du chariot à course qui a débouché sur Mobi
- le développement de produits MDD du secteur Maison (ustensiles de cuisine), sur la demande d’un directeur…
Bien sur, nous effectuons également un travail de cohérence sur les packaging, et menons des travaux sur les interfaces interactives et le e-commerce.
Q. : Quelle méthode avez-vous suivie pour mettre en place ces projets et faire passer votre pédagogie en interne ?
PP : La démarche est totalement nouvelle pour l’entreprise : nous faisons intervenir des sociétés de l’extérieur pour les insights, et le développement du projet, puis faisons appel au département juridique pour la propriété industrielle, collaborons ensuite avec le département qualité, pour finalement engager des itérations avec des fabricants. Ce processus est particulièrement complexe du fait du nombre d’interlocuteurs. Les premiers projets ont été une manière de communiquer en interne par l’exemple, et de mettre en place des modes opératoires.
De fait, nous pratiquons beaucoup les workshops [NDLR : séminaires/ateliers de travail], ou participent ; chef de produits, ingénieurs, qualité, prestataires extérieurs (développement durable, fabricants…)
Q. : La « recette » est-elle la même que chez Décathlon ?
PP : Non car la situation chez Carrefour est totalement différente de ce que j’ai pu rencontrer chez Décathlon… La politique chez Décathlon était de tout faire en interne, et une équipe de 130 designers est très lourde à gérer.
Après la phase de pédagogie que je viens d’évoquer, nous déployons actuellement une organisation ad hoc en renforçant notre centre de design en France, avec par exemple l’arrivée prochaine de Philippe Vahé (ex-Decathlon et ISD India), plus deux studios en Asie.
J’ai ici préféré mettre en place une équipe légère, de séniors, avec des collaborations extérieures ponctuelles ou récurrentes. Je considère qu’il est extrêmement important d’avoir un équilibre entre une pratique du design en interne, pour la cohérence, la continuité de la direction artistique, la gestion des interactions entre les interlocuteurs, et les compétences externes, pour les compétences spécialisées et l’apport renouvelé de solutions créatives. Cela permet de plus d’aller vite sur les projets.
Q. : Parlez nous de Mobi…
PP : Dans notre objectif de faciliter la vie des clients, le principe était de revisiter le concept du chariot qui n’a pas évolué depuis 50 ans, et ne s’est pas adapté aux nouvelles pratiques d’achat ni aux besoins des consommateurs. Mais il fallait pour cela étudier en amont ces pratiques et besoins, nous avons donc fait appel à l’agence InProcess qui a mis en œuvre une étude ethnologique basée sur l’immersion et l’observation terrain, depuis le parking jusqu’au rangement au domicile des courses.
Les enseignements sur les besoins de modularité, de rationalisation du temps, d’usages des sacs, etc. ont débouché sur des axes de travail (concepts), puis le développement du chariot Mobi. Il est à présent en test à 1200 exemplaires. L’ensemble du process aura pris un an et demi.
La difficulté principale de ce projet aura finalement été sur la production : convaincre un industriel (en l’occurrence le fournisseur historique Wanzl) de développer un chariot en rupture (donc avec de la R&D et un risque industriel), avec une exclusivité de vente pour Carrefour (l’enseigne a déposé des brevets pour protéger son invention). Le résultat est un produit extrêmement qualitatif sur sa conception et ses usages…
Les retours de nos clients sont à ce stade positifs sur nos magasins tests.
Q. : Parlons chiffres…
PP : Nous disposons de trop peu de recul pour pouvoir chiffrer le retour sur investissement du design chez Carrefour. C’est néanmoins un point essentiel dans la vision du designer : je demande à tout designer de connaître le chiffre d’affaires sur lequel il travaille. A moins de 1 Million d’Euro, cela ne vaut pas la peine…
Ce que je peux avancer, c’est que l’investissement de moins de 0,5 % du coût de production dans le design peut faire toute la différence dans l’adoption par le client grâce à la dimension émotionnelle qu’il peut conférer en particulier, et cela tant dans les domaines de l’électronique, que de l’automobile, ou d’un stylo. D’autre part, le temps de développement d’un produit peut être compris entre un et deux ans. Il est donc important que le projet soit correctement cadré dès le début.
Q. : Quelles ont été les difficultés que vous avez pu rencontrer en interne lors de la mise en place de votre démarche ?
PP : Il est important de mon point du vue de ne pas considérer comme une difficulté la mise en place du design dans l’entreprise, mais plutôt comme un challenge pour intégrer cette discipline dans une structure où cela n’a jamais été le cas, et cela fait partie du métier du designer de faire preuve de pédagogie et d’écoute pour faire valoir les avantages de ses apports. Le designer doit s’adapter à n’importe quel contexte afin de pouvoir y apporter la réponse adaptée et emporter l’adhésion.
Ceci dit, il doit exister une volonté de la part de la direction, et j’ai obtenu l’appui du PDG pour obtenir le budget d’ouverture de postes dans une période de tension économique. Le design est une activité stratégique qui peut aider l’enseigne à surmonter les difficultés actuelles de la grande distribution.
Q. : Quels conseils donneriez-vous aux patrons de PME/PMI ou aux entreprises souhaitant mettre en place une démarche design ?
PP :
- S’entourer des bonnes compétences :
- en faisant intervenir des partenaires extérieurs
- en intégrant un designer en interne : le rôle de directeur artistique, souvent endossé par le patron dans les petites structures, ne s’improvise pas…
- s’interroger sur les disciplines stratégiques à conserver en interne
- et pour bien s’entourer, il est nécessaire d’être bien conseillé pour être orienté vers le bon profil, car les professionnels de compétences très variées, sont encore peu nombreux en comparaison d’autres disciplines indispensables pour l’entreprise comme les experts comptables !
Merci Monsieur Picaud, nous vous souhaitons bon courage pour ce nouveau challenge !
Fiche d’identification de l’entreprise
- Nom : Groupe Carrefour
- Global Design Director : Philippe PICAUD
- Secteur : grande distribution
- Date de création : 1959
- Localisation : Paris
- Chiffre d’affaires 2009 : 86 milliards d’euros HT
- Taille : Fin 2008, le groupe possédait dans le monde 8 006 magasins en propre et 15 430 sous enseignes (en incluant les franchisés et les partenaires)
- Direction du design (créée fin 2009) :
- brand et identity : 1 brand design manager
- expérience utilisateur : 1 innovation and interaction design manager
- product portfolio (pôle qui sera renforcé par l’arrivée de Philippe Vahé en février) : 1 trend & color design manager ; 1 project design manager ; 3 product designers ; 8 packaging designers
- Designers externes :
- Designer Mobi : agence InProcess
- Designers externes : Clément Gallois, Damien Grossemy, Kevin Léné, …
- Agences Design Packaging : CBa, Graphèmes, Coconuts, HotShop, …