L’essentiel :
- Le design peut aider à agir sur les comportements par la proposition de scenarii préférables, le désir plutôt que par la contrainte.
- La fonction design est une compétence clé pour toute entreprise car elle vise à élaborer des créations utiles. Son objectif : impulser, créer les conditions de l’innovation collective. En d’autres termes elle contribue à l’agilité de toute organisation.
- Le design peut humblement contribuer à proposer des solutions toujours plus soutenables en recourant à la mise en forme des idées mais aussi à la critique positive, à des convictions argumentées, à la médiation et enfin à la synthèse créative.
- Chaque discipline (contrôle de gestion, ingénierie, marketing,…) dispose de ses propres outils de conception et modes de représentation. La force du designer est de parvenir à les combiner assez rapidement.
- Le designer a souvent tendance à vouloir expliquer son métier pour mieux travailler. Il semble plus juste de préférer la pédagogie par l’action, au travers d’ateliers de travail commun par exemple…
- Le designer a besoin d’apports extérieurs : « il faut respirer beaucoup pour être vivant ».
Pour aller plus loin, voir « Instruments de Design Management, Théories et cas pratiques », Auteurs C. Cautela – F. Zurlo – K. Ben Youssef – S. Magne, Préface G. Rougon – Editions De Boeck – Fév. 2012
La discipline du design commence à être connue des dirigeants d’entreprise pour son rôle dans les domaines du produit, de la scénographie, de la marque, mais il est un domaine d’action pour lequel ses apports restent encore méconnus, c’est celui des services.
Le secteur de l’énergie, par les enjeux qu’il représente, par la complexité des interactions d’acteurs qu’il implique, et par l’impératif de vision systémique qu’il requiert est un domaine d’application idéal du design industriel.
EDF dispose d’une équipe design dont le positionnement à la croisée de toutes les fonctions de l’entreprise (R&D, marketing, communication, études, production,…) lui permet de contribuer à proposer des solutions plus soutenables.
Gilles Rougon, qui a créé cette activité avec K. Cotellon en 1999, l’anime au sein d’EDF Recherche et Développement. Il nous fait aujourd’hui part de son expérience de l’apport de la démarche design au sein d’EDF.
Q. : Qu’est-ce qui vous a mené jusque chez EDF ?
Gilles ROUGON : Après une expérience dans l’automobile et un groupe de sécurité des biens, j’ai rejoint EDF en 1999. De formation ingénieur et designer, j’avais expérimenté à l’UTC de Compiègne une multidisciplinarité qu’EDF proposait au sein de sa Recherche et Développement. De plus, j’avais la conviction que le design doit intervenir sur la base de la pyramide de Maslow, qu’il doit contribuer à améliorer nos vies sur des questions de fond : l’énergie, l’eau, la santé, l’alimentation, l’éducation, les moyens de communication, la vie en ville…
Q. : Pourquoi y a-t-il du design chez EDF ?
GR : Historiquement, les chercheurs d’EDF développaient des concepts en laboratoire, et le temps de passage jusqu’au consommateur final était très long.
Le design a donc été utilisé pour :
- faire le pont entre les innovations technologiques et d’usage (impulsion, catalyse, aide à l’accouchement en s’attachant profondément aux usages)
- favoriser une culture d’innovation (du design exploratoire/avancé à l’accompagnement des développements industriels)
- hybrider et établir des connexions transverses (entre les métiers, les expertises, les partenaires potentiels…)
En outre, les enjeux de l’énergie d’ici à 2050 constituent un terreau passionnant pour la création. En effet la planète aura besoin d’au moins deux fois plus d’énergie primaire qu’en 2000, et nous ne disposons pas des ressources suffisantes pour produire toute cette énergie pour le transport, l’industrie, et les bâtiments (nota : cette projection intègre les évolutions démographiques mondiales, les innovations technologiques incrémentales, le durcissement des réglementations…)
Il est donc urgent d’agir sur la consommation de cette énergie, l’évolution de nos comportements vers plus de sobriété étant l’une des clefs principales aux cotés de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables. Pour cela nous sommes convaincus qu’il faut créer le désir et pas uniquement la contrainte. Nous serons conduits à changer totalement certaines de nos habitudes. Ce que le design peut aider à faire…
Q. : Quelle a été votre feuille de route lorsque vous êtes arrivé au sein du groupe ?
GR : Prouver que le design avait un rôle à jouer dans le secteur de l’énergie !
Pour cela nous avons commencé par établir une cartographie des projets existants ou à mener sur le design soutenable et le design de services. Nous avons mené des études exploratoires dans ces deux directions. Le champ était vaste car ces projets s’intéressaient tant à la production qu’à l’usage de l’énergie.
Nous avons alors réalisé en 2001 une analyse stratégique de notre activité, dans toutes ses dimensions.
Q. : Et quelles sont vos missions actuelles, maintenant que ce rôle est accepté ?
GR : Plus que jamais le design est un levier d’innovation faisant le pont entre usages et technologies. Les designers de l’équipe contribuent en moyenne à 7 projets simultanément, avec des rôles très variables… Nous devons nous adapter et travailler de manière transversale, en petites équipes et en faisant appel à des compétences externes (indépendants, agences, entreprises…).
La posture que nous adoptons en tant que designers est celle de l’accompagnement, de l’expertise de la conception utile :
- explorer de nouveaux scénarios (design avancé)
- accompagner des développements technologiques du Groupe
- générer et gérer des partenariats avec d’autres acteurs (partenaires de recherche et partenaires industriels)
- intervenir en tant que conseil en design management (importance de toujours recentrer les décisions sur les bons leviers – par exemple ne pas jeter un bon projet à cause de sa couleur…)
- Ces actions nous nourrissent enfin pour questionner en continu la pratique du design intégré.
Nos deux axes de travail essentiels sont :
- Matérialiser, rendre tangible dans le quotidien la consommation par des équivalences intuitives (interfaces, produits…).
- Aider, accompagner à accélérer la dissémination des dispositifs d’énergie renouvelable au sein des logements.
Il faut se rappeler qu’en 2050 nous habiterons essentiellement dans des logements existants à l’heure actuelle. Les maisons basse consommation sont donc un territoire d’action insuffisant, il nous faut surtout rénover l’existant. Le fait que les énergies renouvelables produisent de l’énergie de façon intermittente et peu prévisible génère une complexité accrue des réseaux électriques alors que l’utilisateur final a besoin d’informations simples pour agir.
Q. : Quelles méthodologies ou méthodes de travail utilisez-vous dans ce contexte de travail particulièrement complexe ?
GR : Selon les projets nous pouvons être contributeurs ou pilotes. Nos outils sont ceux classiques de modélisation et de gestion de projets, quant aux actions, notre mode de fonctionnement favori est le travail en workshops [NDLR : séminaires/ateliers de travail – à ne pas confondre avec le brainstorming].
Notre objectif est d’impulser, de créer les conditions de l’innovation collective
Le suivi de nos engagements se fait selon trois axes :
- Les 3 critères de pilotage projet classique (qualité / coûts / délais) sachant que les projets peuvent comporter de 1 à 20 personnes.
- Le nombre d’innovations (participation à des dépôts de brevets et savoir-faires, leur développement avec des partenaires…)
- La contribution à l’image du Groupe : la participation à la délivrance de preuves de marque. Nous nous appuyons sur un « codus design », que nous avons développé avec d’autres directions autour de 4 mots-clefs, entre la charte de marque et le document de direction artistique… Nous attribuons aussi environ 15 % de notre temps à des études très exploratoires…
Q. : Des exemples concrets ?
GR : L’exposition « So Watt : du design dans l’énergie » à l’espace Electra en 2007 a été une première expérience de matérialisation des axes de réflexion existants. (Commissaire Stéphane Villard – EDF R&D Design).
Mais aussi depuis 2004 :
- 8 brevets déposés avec des chercheurs (sujets confidentiels),
- la présentation régulières de concepts lors de la Biennale Internationale Design de St Etienne…
Q. : Quelles sont les freins à l’adoption du design en entreprise que vous avez pu rencontrer ?
GR : J’en vois trois principaux :
- Une image élitiste du design auprès des autres métiers de l’entreprise.
- La possibilité de concevoir est la chose la plus universelle qui soit. Pourtant force est de constater que le design demeure une discipline peu connue pour la plupart des fonctions d’une organisation (marketing, développement, finances, stratégie, ….). C’est une raison plus que suffisante pour ne pas se laisser cantonner à ne faire que de la mise en forme. Et toujours de l’humilité, qui devrait être la vertu cardinale du designer.
- Le décalage de perception entre le temps industriel et le temps de projection du designer
De plus, l’erreur que nous faisons le plus souvent en tant que designers est de penser que l’on doit beaucoup expliquer avant de faire. Et nous y passons trop de temps. Je préfère toujours la pédagogie par l’action, par les workshops par exemple…
Q. : Quels sont les enseignements que vous souhaiteriez partager avec nous ?
GR : Ils pourraient se représenter sous la forme de l’iceberg des plus-values du designer pour toute organisation :
- Dans sa partie émergée, « le designer est quelqu’un qui formalise », qui travaille effectivement l’apparence de l’idée, du packaging, du produit, de l’interface, de l’espace…
Mais son action permet également de : - Porter une critique positive sur son observation (le fameux « yes, and… ? » anglosaxon, au lieu du trop souvent « non, car… » français) pour élaborer des solutions utiles.
- Apporter une conviction argumentée à même d’enrichir le brief initial de tout commanditaire.
- Apporter une capacité de synthèse dans les projets forcément pluridisciplinaires.
- Jouer un rôle de médiation aidant à transformer la contrainte en proposition de valeur.
Chaque discipline (contrôle de gestion, ingénierie, marketing, …) dispose de ses propres outils et méthodes de représentation, mais il me semble que le designer peut parvenir rapidement à jouer des 5 éléments précédents…
Autre point, le designer se nourrit continuellement d’apports extérieurs : « il faut respirer beaucoup pour être vivant »
Enfin, sur la traditionnelle question du coût du design, je recommande toujours de réfléchir à quel surcoût on arriverait sans le design…
Merci Monsieur Rougon pour ces explications, nous vous souhaitons bonne continuation dans la poursuite de ces enjeux qui nous concernent tous.
Fiche d’identification de l’entreprise
- Nom : EDF (Electricité de France)
- Design Manager EDF R&D : Gilles ROUGON
- Secteur : Energie
- Date de création de la cellule : 1999
- Localisation : Fontainebleau (77 – France)
- EDF en Chiffres : 37 millions de clients, Chiffre d’affaires 2011: 65 Mds €, 160.000 salariés
- EDF R&D Design : 5 designers intégrés, nombreuses collaborations avec des designers externes, centres de recherche, bureau d’études et partenaires industriels..
Légende des illustrations :
1/ Watt’Time, horloge, 2008. Cette horloge permet de suivre en temps réel la consommation électrique du foyer.
EDF R&D Design & F.Brument, Collaboration graphique Sonia Laugier, écran LCD et plexiglas, Diam. 36 x P3 cm. Photo : Sonia Laugier.
2/ Ascendance Convective, 2010. Micro-systèmes de captation d’énergie renouvelable intégrant l’intelligence des métabolismes végétaux : ici le mouvement convectif de l’air permet d’extraire efficacement les calories et de produire de la chaleur.
EDF R&D Design, Collaboration avec Laerke Hooge Andersen et Franck Magne
3/ Puzzle E , module solaire, 2008. Famille d’objets permettant de produire de l’électricité chez soi à partir du vent et du soleil.
EDF R&D Design, Collaboration technique Franck Magne, cellules photovoltaïques H24 x L38 x P5 cm. Photo : Franck Magne