La « Milan Design Week » (traditionnellement appelée salon du meuble de Milan ) s’est tenue du 8 au 15 avril.
Le salon, qui fut conçu à l’origine pour promouvoir la fabrication de meubles italiens, englobe désormais le design, la mode et l’architecture entre lesquels les lignes s’estompent de plus en plus, et rassemble des professionnels de domaines encore plus élargis de l’entreprise et de la création.
L’intérêt de ce rendez-vous annuel réside à la fois dans le salon et dans son « »off » » qui investi tous les quartiers de la ville. Il est une occasion exceptionnelle pour faire du business, faire de la veille, communiquer auprès des médias, multiplier les rencontres transverses, chercher l’inspiration ou les innovations… et prendre le pouls de l’activité économique.
A noter que le traditionnel salon du meuble s’accompagne de SaloneUfficio (univers du bureau), SaloneSatellite (consacré aux jeunes designers), et cette année d’Euroluce (biennale consacrée à l’éclairage) : ce qui correspond à 2500 exposants, 204.850 m2, + de 300.000 visiteurs…
L’essentiel des tendances identifiées dans notre analyse du salon Maison & Objet de janvier restent valable, et sont amplifiées par l’installation de la crise dans le temps, et particulièrement l’impact de la récession et de l’impasse politique dans laquelle se trouve l’Italie depuis le début de l’année, qui frappent durement l’industrie italienne.
A souligner :
- L’orientation business sur les réservoirs de croissance, c’est à dire l’export et les BRICS en particulier,
- Un effort sur la qualité, et la mise en avant du savoir-faire des entreprises,
- Peu d’innovation et de nouveautés dans les collections en comparaison des sessions précédentes,
- La recherche de la part des designers à se rapprocher de l’artisanat, de se déconnecter des problématiques industrielles actuelles,
- Une marque France absente, mais une qualité du design français reconnue,
- La consolidation du secteur créatif asiatique, et chinois en particulier, démontrant le basculement de notre relation économique à ces pays.
- D’un point de vue business : un salon de récession, tiré par l’export
La crise était omniprésente sur le salon : fréquentation nettement plus faible que lors des sessions précédentes, dans des allées plus larges que d’habitude (moins de surface d’exposition), et des stands manifestement là pour combler des vides… Egalement moins de monde à circuler dans la ville que les années précédentes, et moins d’événements « »arty » »…
Les grands labels historiques (Knoll, Poltrona Frau, Cassina, Cappellini…) étaient pour cette session de retour sur le salon, après avoir pendant plusieurs années fait leurs présentations dans leurs locaux ou dans des lieux spécifiques.
Le sentiment global était que les industriels sont tétanisés : ils ont posé le crayon et font le dos rond.
Les entreprises n’anticipent pas de reprise à court terme, ou même n’ont plus les réserves nécessaires et n’investissent plus.
L’ « »orientation ROI » » (retour sur investissement) et les pratiques traditionnelles des métiers de la distribution et de la négociation ont repris le pouvoir. Nouvelles collections réduites à des rééditions, aucune prise de risque. Les produits sont mis en évidence sur des étagères ou des podiums, sans scénographies particulièrement élaborées… ou avec un habillage « »fashion » » superficiel (Kartell).
Les savoir-faire des firmes sont mis en avant, en particulier pour la cible « »contract » ».
Certaines sources ont évoqué « »un salon moins bon que Maison & Objet de janvier » »… Difficilement mesurable, mais il est certain qu’il y a contraction du marché domestique et européen, recul compensé par l’explosion de l’export vers la Russie et le Moyen-Orient, et les Etats-Unis où la croissance repart : Le futur est à l’export (voir plus bas)…
- D’un point de vue collections : un business schizophrène
Comme évoqué peu de nouvelles collections, ou simplement de nouvelles créations, des nouvelles couleurs. En revanche les nouveautés qui étaient présentées étaient de grande qualité.
Les grandes maisons se sont attachées à souligner le fait main, et à se distinguer du produit en masse. L’objectif est de justifier leurs prix plus élevés que des enseignes misant tout sur le prix, face à des consommateurs soumis à la pression de la récession. Les fabricants européens font valoir un positionnement haut de gamme.
Les démonstrations de savoir-faire sont également le symptôme de l’orientation croissante des industriels européens vers le « »contract » » et la commande (café / hôtellerie / restauration / tertiaire etc.). Sur Euroluce par exemple les réverbères et luminaires publics prennent une place croissante.
On voit diverger 2 grandes directions dans les collections :
- les styles extrêmement chargés, particulièrement destinés à des clientèles russes et moyen-orientales. Du baroque, des effets de matières, de la profusion… De plus en plus de sociétés qui jusqu’à présent méprisaient ce style commencent à développer de telles collections.
- les styles ultra épurés qui vont jusqu’à l’extrême du « »less is more » », dans un minimaliste absolu.
– Focus sur Euroluce (luminaires)
Techniquement les bandes de LED sont partout.
Les sources disparaissent, les supports se font discrets : place à la fonction, l’objet disparaît, et c’est la lumière elle-même qui est travaillée.
La commande devient instinctive : on fait coulisser manuellement l’abat-jour pour faire varier naturellement la lumière etc.
Quelques fabricants italiens sont relativement créatifs. Fontana Arte et Artemide par exemple font du less is more… et les produits sont vraiment réussis, avec des coûts de production limités !
– Focus sur SaloneUfficio (mobilier de Bureau)
L’architecte star Jean Nouvel y présentait dans « »Bureau à vivre » » 5 façons différentes d’aménager l’espace de travail dans des contextes extrêmement variés avec pour maîtres mots : mobilité, convivialité, plaisir, joie de vivre, et l’objectif de combattre la standardisation et le zoning actuellement adoptés par la plupart des entreprises. Une proposition remarquable.
- Tendances des collections : Minimalisme
[Nota : Nous avons fait ici le choix de ne pas traiter ici des collections au style « »chargé » » destinées à l’export, car ne présentant pas de notre point de vue de tendances spécifiques ou récurrentes.]
On se demande si les entreprises n’ont pas peur de trop en faire en allant vers la discrétion, et l’aspect monacal… Cela donne certaines collections que l’on peut qualifier de tristes. On pourra difficilement aller plus loin dans le minimalisme. Effectivement en prenant cette option on limite la prise de risque stylistique.
On remarquera que cela correspond également à la demande croissante par les utilisateurs (et clients) d’une expérience d’utilisation plutôt que d’un objet, qui doit s’effacer derrière elle.
Les formes sont simples à l’extrême : les lampes par exemple sont ramenées à des cercles ou des rectangles de lumière.
Les objets jouent la discrétion dans leur taille et les détails, les épaisseurs se font les plus fines possibles.
Les pieds jouent la finesse et le coté aérien voire nuageux, la bulle (protectrice, parfaite, sans aspérité ?) est partout.
Les matériaux sont purs, nobles, le cuir est très présent (y compris dans les lampes
Les couleurs sont aussi sobres que les formes : claires et douces, quelques touche de couleurs vives, et reprise de palettes 50’s (Tolix lance une collection reprenant les couleurs du Corbusier par exemple).
- Du point de vue de la création indépendante et des designers, une création qui se soustrait aux enjeux industriels actuels.
Les designers cherchent à réenchanter le monde, non pas sur un mode combatif, mais dans la suggestion et la poésie.
Beaucoup de projets anecdotiques, beaucoup de projets de design culinaire, en particulier sur la zone de Ventura Lambrate…
Les propositions créatives abandonnent les objets fonctionnels, dessinent un monde onirique mais surtout pas virtuel : la technologie est quasiment absente alors que l’artisanat est au coeur de tout le travail.
Les jeunes designers en particuliers se déconnectent et se désintéressent de façon assumée des enjeux des entreprises et du commerce.
Ils sont en quête de racines, de sens… On a pu voir de nombreuses réflexions sur les modes de production -les objets étant pris comme prétextes- et sur la relation de l’humain au travail, mais une fois de plus non pas sur un mode militant, mais exploratoire. Pour prendre un exemple une designer réutilise les déjection d’escargots nourris de feuilles colorées pour faire des bijoux…
Et bien sur, une conscience écologique extrêmement évoluée, par exemple sur l’enjeux énergétique ou la recherche de solutions économiques/écologiques.
Conséquence de notre société connectée, des réflexions récurrentes sur le Lien (notamment « »linking process » » par les designers de Eindhoven), qu’il soit social ou de l’homme avec la technique, par des exercices pratiques et expérimentations d’interaction, mais hors des écrans… On est dans une approche de l’empathie très contemporaine, bien identifiée par les curateurs de la biennale de Saint-Étienne de Mars 2013.
Dans cette veine de l’empathie, la recherche de plaisirs simples est présente partout : dans les expérimentations culinaires, dans les dispositifs aidant à la déconnection de ce numérique qui nous phagocyte, dans le low-tech, dans les balançoires qui sont un thème récurrent…
L’impression 3d a cessé d’être un prétexte, et approche d’une maturité en devenant un moyen auquel il faut adapter les pratiques, par exemple en matière de copyright…
- International : basculement et absence de la France
La Milan Design Week était l’occasion de démonstrations de force des marques pays : anglais, norvégiens, coréens, polonais, néerlandais, japonais, allemands, belges, taiwanais, chinois, etc : tous présentaient des expositions collectives (généralement financées par des fonds publics) mettant en valeur leur secteur créatif tant que leurs capacités.
Tous ? Non !
La France en tant que marque était totalement absente, hors de l’initiative indépendante « »France manufacture » », et quelques ilots de présence en ordre dispersé, après que la remarquable initiative « »France design » » de 2012 n’a pas été reconduite cette année…. Elle était la seule parmi les pays qui comptent dans l’économie industrielle ou créative (et même les autres). Quand serons-nous donc capables de tirer parti de notre puissance ?
Le secteur de l’édition française par exemple montre pourtant encore cette année son dynamisme : les éditeurs français de ‘France Manufactures’ Tolix, Elpé, Saintluc, magnetic spirit au museo della scienza, et de nouveaux éditeurs tels Maiza Edition.
Les designers français s’exportent pourtant avec brio : ils sont en force chez les éditeurs, et au sein de nombreux groupes industriels…
La Chine après pendant de nombreuses années avoir été uniquement présente aux achats et à la sous-traitance, commence à présenter un secteur créatif crédible, avec des travaux de grande qualité… Ce n’est qu’un début, la masse de designers formés en Asie ne fait que commencer à nous montrer leurs capacités !
A noter que les ventes mondiales de meubles de luxe ont progressé l’an dernier de 3 %, et présentent encore un important potentiel de croissance en particulier dû aux marchés émergents comme la Chine, dont l’upper-middle class est demandeuse (selon une étude Bain & Company pour l’association de designers Altagamma luxe).
Nous disions plus haut que le futur est à l’export… Les prochains salons asiatiques nous montreront si l’activité à réellement basculé en création, production autant qu’en consommation.
Les belges, néerlandais étaient comme à l’habitude très présents, groupés et organisés à divers endroits de Milan.
Les travaux des Coréens étaient encore une fois cette année remarquables…
– Lire également notre analyse du salon M&O jan’13 : Repli et déplacement du centre de gravité à l’international .
– Et notre analyse du salon Milan Design Week 2012 : minimalisme et business avant tout, mais aussi recherche de douceur et opportunités d’avenir
* A propos du titre de cet article : En mandarin, “crise” et “opportunité” s’écrivent avec le même idéogramme : “danger” + “opportunité de changement”.
Par François-Xavier Faucher