La tribune juridique de Maître Delphine Bastien, spécialiste des questions de propriété intellectuelle, traitant de questions concrètes pour les entreprises et les créateurs.
Cette question met l’accent sur les spécificités des créations des arts appliqués – créations à vocation industrielle et relativement éphémères, fabriquées en nombre à des fins commerciales – qui ont donné lieu à des pratiques professionnelles non écrites et non codifiées, notamment en ce qui concerne la mention du nom du designer sur ces créations.
Ainsi, il ressort de l’article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle(a) que l’auteur/designer d’une œuvre de l’esprit telle qu’une création des arts appliqués, jouit notamment du droit au respect de son nom et de sa qualité. Cette règle est d’ordre public, ce qui signifie qu’elle s’impose à tous et en toute circonstance, y compris à l’auteur qui, en principe, ne peut y renoncer, notamment par voie contractuelle.
Toutefois, force est de constater qu’en pratique, le nom du designer n’apparaît pas toujours sur sa création, ce qui a souvent donné lieu à des contestations devant les Tribunaux.
Ainsi, dans un arrêt récent, la Cour d’appel de Paris reconnaissait qu’en matière de parfumerie, les noms et qualités de l’auteur ne figurent pas sur le flacon et l’emballage. (CAParis, Pôle 5, chambre 1, 31 Octobre 2012, N° 10/21777, Monsieur Michel CHARRIER c/ S.A.S PACIFIC CREATION)
Pour justifier cet usage, les Tribunaux semblent accepter l’argument selon lequel l’auteur /designer n’a pas renoncé aux dispositions de l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle (notamment au droit au respect de son nom), dès lors qu’il n’a pas expressément demandé par écrit à ce que son nom soit mentionné, mais qu’il conserve, à tout moment, le droit de l’exiger. Il s’agirait d’une suspension temporaire et en toute connaissance de cause de l’application de certaines dispositions de l’article L. 212-1 du Code de la propriété intellectuelle.
C’est ce qui ressort très nettement de l’arrêt de la Cour de cassation en date du 13 février 2007 dans lequel il est précisé que « l’autorisation faite par l’auteur au cessionnaire d’un droit d’exploitation, de ne pas mentionner son nom sur les articles reproduisant ses œuvres, n’emporte pas aliénation de son droit de paternité, dès lors qu’il conserve la faculté d’exiger l’indication de son nom ». Ce faisant cette clause du contrat de cession de dessins à la Manufacture d’impression sur étoffes de Beauvillé autorisant le cessionnaire à ne pas faire figurer son nom sur les produits fabriqués et commercialisés sous la marque Beauvillé, a été considéré comme juridiquement valable. (Cass. 1re civ., 13 févr. 2007, n° 05-12.016, F-P+B : JurisData n° 2007-037342 ; Propr. industr. 2007, comm. 52 et nos obs.)
L’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 7 décembre 2011 confirme l’interprétation de la Cour de cassation, en affirmant que :
- l’indication contractuelle faite à l’auteur/designer de se prévaloir de son rôle dans la création tout en précisant que s’il en faisait la demande, il pourrait se prévaloir de la paternité sur ses œuvres « avec l’autorisation et selon les modalités ayant reçu l’approbation de Chanel » était juridiquement valable ;
- dès lors que l’auteur n’a pas « exprimé sa volonté de voir son nom mentionné sur [ses] créations » et qu’il ne prétend pas « cette volonté se serait opposée à un refus de la société Chanel », il n’y a pas atteinte au droit moral de l’auteur. (CA Paris, pôle 5, 1re ch., 7 déc. 2011, n° 09/28227, Ideal International design and licensing sarl et Lorenz Bäumer c/ Chanel SAS : JurisData n° 2011-034070 ; PIBD 2012, n° 960, III, p. 290)
De même, un arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 20 novembre 2009 s’appuie sur la même interprétation des dispositions de l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle en constatant, dans un litige opposant un photographe à un annonceur, qu’au cours de leurs relations d’affaires, le photographe n’a jamais demandé à l’annonceur à ce que son nom figure sur les publicités et qu’il ne s’en ait jamais plaint, sous-entendu, le photographe aurait pu exiger, à tout moment, que son nom soit mentionné, mais il a fait le choix de ne pas le faire.
Un autre argument selon lequel dans le domaine des arts appliqués à l’industrie, le caractère artistique de la création aurait un caractère accessoire, le succès commercial de la création dépendant en premier lieu de l’effort financier de l’industriel, a également été évoqué par la Cour d’appel de Paris, mais dans un arrêt assez ancien en date du 22 novembre mars 1983 (CA Paris, 22 mars 1983 : D 1985, somm. p. 9, obs. J.-J Burst).
Dans cet arrêt, à propos d’un litige portant sur la création d’une partie de la carrosserie d’une voiture, la Cour d’appel de Paris :
- observait déjà, que « le designer n’avait passé avec Citroën aucune convention aux termes de laquelle cette société se serait engagée à mentionner sur le véhicule commercialisé son nom et sa qualité d’esthéticien industriel »
- rappelait que « dans le domaine des arts appliqués à l’industrie, l’œuvre artistique à un caractère accessoire par rapport à l’objet exploité et que le succès d’un dessin ou d’un modèle dépend de l’effort financier de l’industriel qui a pris le risque de son exploitation ».
En conclusion, selon cette jurisprudence, si le designer n’a pas exprimé sa volonté de voir mentionner son nom sur sa création industrielle et s’il n’y a pas définitivement renoncé en conservant la faculté de l’exiger à tout moment, la jurisprudence semble considérer que l’industriel ne porte pas atteinte à l’un des droits moraux du designer en ne mentionnant pas le nom et la qualité du designer sur les créations de celui-ci.
Néanmoins, certaines décisions de la Cour d’appel de Paris ont considéré que le simple fait de ne pas mentionner le nom de l’auteur portait atteinte au droit moral de celui-ci, et ce, quelles que soient les pratiques professionnelles. (ÇA Paris, 4e ch., sect. A, 31 oct. 2000, n° 1999/04195 : JurisData n° 2000-129099 ; PIBD 2001, n° 713, III, p. 68).
C’est pourquoi, il convient de rester prudent notamment dans la rédaction des clauses relatives au droit au respect du nom et de la qualité du créateur.
À cet égard, j’observe qu’une enseigne, notoirement connue, mentionne le nom de ces designers, notamment sur ces supports de communication (catalogue, packaging, etc.) et semble en faire un argument marketing.
Il me semble que cette pratique commerciale pourrait être un compromis acceptable entre la contrainte technique empêchant la mention du nom du designer sur la création elle-même et le respect des dispositions de l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle imposant notamment le droit au respect du nom et de la qualité du créateur.
Tribune de Delphine BASTIEN
Avocat au Barreau de Paris
Spécialisée en propriété intellectuelle
Professeur associé – Université Paris 13
16, rue Meslay, 75003 Paris
Mail : contact@cabinetbastien.fr
Blog : avocats.fr/space/delphine.bastien
-> A lire également sur notre blog les articles :
- La protection des créations par la propriété intellectuelle
- Un designer salarié peut-il revendiquer des droits d’auteur sur sa création auprès de son employeur ?
- La propriété intellectuelle est-elle un frein au design, à l’innovation ?
(a) Article L121-1 Créé par Loi 92-597 1992-07-01 annexe JORF 3 juillet 1992 « L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.Ce droit est attaché à sa personne.
Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.
Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l’auteur.
L’exercice peut être conféré à un tiers en vertu de dispositions testamentaires ».